samedi, novembre 30

[Papilles aux aguets] Quatuor chocolaté sous la loupe

Une table basse plus ou moins large et libre d'accès : c'est fait. Un bon siège garant d'une détente musculaire optimale : disponible. Un quasi-silence savamment brisé par un fond musical de bon aloi (un Tindersticks qui prend succulemment son temps) : OK aussi. Tous les ingrédients semblent réunis pour un agréable début de soirée placé sous le signe de la dégustation.

Au menu du jour, un produit on ne peut plus inégal, dont un pied traîne dans la boue peu reluisante de la catégorie des sucreries, tandis que l'apex de l'aile touche l'excellence des plaisirs les plus fins. En plaques, en bâtons, en pépites, noir, au lait, blanc, marié avec condiments, fruits et épices, en veux-tu en voilà... Le chocolat, c'est un peu le palliatif en vente libre, la drogue douce - très douce - que l'on s'injecte à pleines dents, le vice que l'on confesse vertueusement et avec le sourire...

Nul besoin de vous dissimuler mon absence total d'intérêt pour certains produits sucrés chocolatés desquels la simple énumération de la composition vous ferait réclamer fissa votre kit du petit chimiste au grand mitré rougeaud de saison, ce lapomaniaque perfide qui lui-même distille ce genre d'horreurs diabétisantes et répond ainsi aux desiderata déjà insistants de notre attendrissante faune en culotte courte, laquelle ignore tout à fait qu'elle s'exerce candidement aux sous-disciplines initiatiques de l'appât du gain. (Respirez.)

Nous parlons bien ici de chocolat, soit d'un aliment dont le premier ingrédient de base est la pâte de cacao. Par ailleurs, pour éviter toute comparaison trop complexe et protéiforme, j'ai souhaité me restreindre aux critères de sélection suivants : il doit s'agir de chocolat noir ; le pourcentage de cacao doit être de 70 % minimum ; la liste des composants ne doit pas contenir de dénomination douteuse.



Cette étape étant franchie (ouf !), il est maintenant possible d'opérer une dégustation plus ou moins équilibrée de quatre produits d'une même gamme, à savoir : le 70 % Intense de Galler, Alter Eco noir du Pérou, Ethiquable noir du Nicaragua (tous deux affichant 75 %) et le chocolat cru de la marque Ombar (72 %). Une sélection qui, je précise, est comme toujours pétrie de l'excessive subjectivité qui est la mienne. Bon et en bouche, ça donne quoi ?

Autant vous le dire d'emblée : le moment est des plus plaisants ; je ne pourrais ainsi honnêtement me permettre de rejeter l'un ou l'autre des candidats pour une raison arbitraire et définitive. D'ailleurs je les garde tous ! Avec cependant quelques préférences... Alors en piste !

Texture : première impression des produits (au-delà du visuel qui, dans le cas présent, ne varie que très légèrement) ; si le Galler séduit par son onctuosité et son homogénéité, Alter Eco et Ethiquable dévoilent un côté plus sauvage, plus brut,  assez appréciable également : ça croque plus que ça ne fond. Quant à Ombar, la température de cuisson bien plus faible par rapport à celle habituellement utilisée pour un chocolat dit « normal » donne à ce chocolat « cru » une texture tout à fait particulière assez lointaine des standards classiques : un mélange intrigant de poudreux et de gras soyeux.

Amertume : caractéristique fondamentale du chocolat noir, celle que l'on adore ou que l'on fuit. Naturellement, une personne souhaitant limiter ce titillement contre-nature du palais s'orientera davantage vers le Galler (au pourcentage de cacao le plus bas, pour rappel) dont l'onctuosité va de pair avec une saveur douce-amer fort bien équilibrée. Il ne se démarquera toutefois pas outre mesure du produit Ombar, adouci par du sucre de noix de coco, ni des deux tablettes équitables quoiqu'un rien plus « piquantes ». La chose aurait été bien plus palpitante si un intrus 85 % voire 99 % (le genre de produit que l'on ne goûte qu'une fois...) s'était immiscé dans la partie.

Arômes : c'est là que ça se joue. Galler, comme à son habitude, nous propose quelque chose de très carré et scolaire : fruits secs, grillé, peu fruité, soit une formule gagnante bien connue. Les trois exotiques sortent assez bien des sentiers battus pour le palais finalement assez peu initié qui est le mien. Ainsi, pour Alter Eco, on pense directement aux baies séchées de type canneberges ou encore à du pruneau ; c'est nettement plus fruité et un poil âpre, surprenant mais pas déplaisant. Chez Ethiquable, c'est un peu plus conventionnel ; on aurait même l'impression d'un pourcentage de cacao inférieur au chiffre indiqué, tant l'attaque parait modérée ; la saveur générale balance entre le fruité et le grillé, ce qui n'est pas particulièrement négatif, même si ce manque d'affirmation m'a quelque peu déçu. L'OVNI Ombar surprend de nouveau par sa singularité ; si j'avais beaucoup appréhendé le moment de la dégustation après avoir lu le mot « coco » sur l'emballage et craint une présence écrasante dudit fruit, je suis très agréablement surpris de constater qu'il n'en est rien, ou presque. Si l'on sent d'emblée qu'il n'y a pas qu'une seule « âme » dans cette petite tablette, la qualité et le traitement délicat du cacao utilisé donnent à ce dernier une force assez hors du commun qui garantit un succulent duel au sommet.

Et le prix ? Mince le mot qui fâche... Avant d'annoncer les chiffres, rappelons qu'il s'agit là de produits de dégustation et non de la bonne demi-livre enturbannée de plastique mauve et boviné que l'on s'engouffre à la sauvette. Au reste, les trois premiers de la liste affichent des prix plus ou moins similaires et finalement plutôt raisonnables : si les 80 gr de Galler ne dépassent pas les 2 euros, le prix des 100 grammes des équitables Alter Eco et Ethiquable oscille entre 2,20 et 2,50 euros. Et c'est de nouveau le petit cru qui se distingue en crevant le plafond avec ses 2,50 € pour ses maigres 68 gr. 

Pour conclure, je ne peux que reconfirmer l'agréable moment passé en cette si charmante compagnie. Par ailleurs, en terminant récemment les paquets des deux produits équitables et du chocolat cru (qui, pour votre information, est également certifié bio), j'ai constaté que l'intérieur des trois emballages recelaient d'explications tantôt informatives tantôt humoristiques, lesquelles ajoutent aux produits une petite note ma foi fort bien sympatoche. Des plus, des moins, des goûts, des couleurs ; de nouveau, la formule s'impose...

À vous de goûter !

dimanche, novembre 24

[Ce soir...] Soupe de chili con carne ou chili con carne en soupe, comme vous voulez...



« Mange ta soupe ! » Si beaucoup d'entre nous n'ont jamais eu à subir ce type d'injonctions traumatisantes qui font froid dans le dos, et ce dans le simple et humble but de se donner chaud à la carcasse (un mal pour un bien, mais un mal tout de même !), ces trois mots, si impérieux soient-ils, restent immanquablement associés à une tradition poussiéreuse mais néanmoins chaleureuse : le rituel du potage quotidien ; celui qu'à l'origine, on ingérait avant tout à des fins de préremplissage tempéré et réconfortant d'un estomac qui allait très probablement risquer de ne point trouver son compte avec le frugal plat, généralement sans fioritures, qui allait suivre (dans le meilleur des cas).

Aujourd'hui, époque fastueuse et apologétique des légumes racines et autres tubercules que l'on aurait pourtant été tenté d'éradiquer de la surface du globe en des temps passés plutôt pénibles pour nos aînés, les soupes ont incontestablement la cote (et la côte aussi, si l'on y met des bettes, par exemple...). Les plus siphonnés du chaudron d'entre nous s'emploient d'ailleurs à tenter les associations les plus inimaginables, pour le meilleur comme pour le pire des résultats. En cette belle saison préhivernale, il semble que tout un chacun soit tenté d'y aller de sa propre mixture et de surfer sur cette tendance liquide avant qu'elle ne déborde et que l'on passe à autre chose, comme toujours.

Forme hybride et inclassable, pourtant servie dans nombre de restaurants, généralement outre-Rhin ou plus à l'Est et au Sud de l'Europe, selon les ingrédients, la soupe-repas est ce que l'on pourrait nommer la quintessence de la gourmandise d'assiette creuse. En une louche, vous voilà embarqué instantanément pour un petit monde à part, au chaud et en confiance. Étant moi-même partiellement germanique, je pourrais citer de très nombreux exemples, parmi lesquels les célébrissimes : Kartoffelsuppe (soupe de pommes de terre avec lardons ou rondelles de saucisse), Erbsensuppe (même principe mais avec des pois cassés) ou encore la Gulaschsuppe (soupe rouge épicée d'origine hongroise consommée dans une grande partie des pays d'Europe de l'Est ainsi qu'en Allemagne ; selon les versions, elle peut inclure des morceaux de bœuf, de porc, de cheval, de veau ou d'agneau).

En y songeant bien, ces plats ne sont finalement, à la base, « que » des plats mijotés auxquels a été ajoutée une certaine quantité de liquide qui a provoqué ce changement de catégorie. Aussi me semble-t-il tout à fait possible de créer des soupes à base de quelque tambouille traditionnelle habituellement restée non travestie (par principe, par orgueil, je l'ignore). Un bon chili con carne maison ne devra, par exemple, pas être trop chamboulé que pour acquérir son statut de soupe-repas. Ainsi, selon l'usage (même si les versions pullulent), après avoir fait sauter oignons et ail émincés, poivron rouge et courgette en petits dés, ainsi que les haricots noirs encore fermes (que nous aurons pris soin de faire tremper une nuit, puis de cuire à l'eau pendant une demi-heure) pour changer des rouges, nous ajouterons cumin, piment moulus et une bonne quantité de bouillon de boeuf maison ainsi qu'une boîte entière de tomates concassées en cubes. Le bouillon étant déjà salé, je préconise de rectifier l'assaisonnement en sel après l'ajout de celui-ci. En fin de cuisson, pour aligner une couleur supplémentaire, quelques grains de maïs précuits peuvent être de bon aloi, si le cœur vous en dit. Une envie du moment m'a, par ailleurs, incité à ajouter quelques tranches de chorizo doux ; mais comme pour chaque étape : c'est vous qui voyez.

Et puis, c'est comme pour toutes les soupes : on laisse faire, on laisse prendre leeeentement. Au reste, si le liquide ne vous semble pas assez épais, rien ne vous empêche de laisser mijoter quelque temps à découvert pour que ça réduise. Il ne nous reste plus alors qu'à patienter (étape la plus pénible !), et à s'en offrir quelques louches. À mon sens, aucune boisson ne pourrait enjoliver ce plat tout-en-un qui se suffit à lui-même. Vos meilleures armes ? Une cuillère à soupe qui tient la route. Et un verre d'eau, à la rigueur, si vous y tenez...

jeudi, novembre 21

[Je tente donc je mange] Chicon braisé au café et Rapadura



Chers mangeurs, vous ne le savez que trop : la téléréalité a envahi nos marmites. Désormais, la moindre petite omelette pantouflarde du dimanche soir se confronte irrémédiablement au numéro 3 de la saison 7 de Machin-chouette Chef. 

La ménagère tremble sur ses bases (image peu élégante, je vous l'accorde), et flirte avec le nervous breakdown peu télégénique si elle échoue face à l'impératif inexorable et sociétal de notre décennie : conclure sa blanquette en l'espace de trente minutes top chrono.

Je sais que je me répète, mais la gastroréalité, c'est avant tout un sport extrême pour celui qui la subit. On est matraqué, submergé par tout et surtout par rien. Des ébauches brisées dans l’œuf, des tentatives flambées net... Trois heures pendant lesquelles on mange son pain noir sans en avoir pour sa faim. 

Or, il est quelque exception fortuite, à la frontière du hasard et d'une procrastination pâteuse qui vous a incité au zappage décervelé frénétique à défaut de toute autre activité digne d'intérêt. Et vous tombez sur une idée originale qui titille vos velléités culinaires. Concrètement, il s'agit d'un chicon braisé au café, accompagnement fantasque évoqué furtivement dans l'émission Comme un chef (RTBF).

Aucune piste, aucune recette : un do-it-yourself semi-encadré ; il va s'agir d'interpréter et d'inventer. Le chicon, il se braise comme toujours : dans une matière grasse bien chaude après avoir ôté le cœur amer en l'extrayant par le pied à l'aide d'un couteau pointu, ainsi que les premières feuilles. Par ailleurs, comme tout est bon dans le chicon, les feuilles délaissées peuvent être conservées pour un modeste potage qui réchauffe les petits corps en proie aux premiers froids. Une fois bien attendri et après l'avoir (re)mouillé, on ajoutera une cuillère à café de café (répétition irrémédiable...) moulu et deux de Rapadura (sucre brun non raffiné à la saveur de caramel et riche en sels minéraux). Il s'agira maintenant de couvrir la poêle/casserole afin de cuire le chicon à cœur. La fin de cuisson se fera à découvert afin de laisser le jus réduire au maximum pour qu'il puisse napper le chicon. Une pincée de fleur de sel créera un contraste surprenant.

Sans se faire de bile, on accompagnera notre légume excentrique d'une bonne tranche de foie de veau aux échalotes et au vin blanc ainsi que de quelques choux de Bruxelles vapeur. Les perspicassiettes d'entre vous auront vraisemblablement remarqué l'absence de féculents dans cette assiette. On ne peut rien vous cacher ! Cet oubli volontaire, très chers, je l'ai commis dans votre intérêt. Il ne m'a, en effet, pas paru nécessaire d'évoquer le restant de stoemp de poireau qui a eu gagné mon assiette une fois la photo dans la boîte et que je me suis empressé de dévorer avidement. Mais chut ! Que ceci reste entre nous.

À vous de goûter !

mercredi, novembre 13

[Préambule] Céleri remoulade, wasabi, tamari et saumon fumé

Il n'est pas impossible que l'intitulé du présent article (ou en tout cas les premiers mots de celui-ci) n'évoque pas de réels bons souvenirs chez d'aucuns. Je pense aux écoliers d'il y a quelques dizaines d'années, lesquels se voyaient parfois contraints par de tortionnaires adultes de rester assis afin d'avaler jusqu'à la dernière fibre l'amas blanchâtre et suintant qui gisait alors dans une assiette ordinaire impitoyablement blanche.

La pire devait vraisemblablement être la fadeur de ladite préparation. On imagine que trop bien le seau en plastique de cinq ou dix litres de mayonnaise industrielle bien compacte, bien tremblotante quand on la secoue. On voit clairement l'énorme récipient au-dessus duquel le cuistot s'évertuait, à grands coups de biceps, à touiller la gigatambouille qui tapisse les estomacs juvéniles et rassasie fissa les petites têtes pensantes à poil doux.

Mais il ne faut pas grand-chose, même trois fois rien, pour optimiser ce bon légume servi cru et constituant dès lors une bouchée apéritive ou une entrée on ne peut plus saine. Encore faut-il pouvoir déterminer ce qu'on lui reproche exactement. Un manque de goût ? Ajoutez-y donc un peu d'aneth et quelques lanières de saumon fumé. Un manque de puissance ? De l'oignon cru finement haché et une mayonnaise au wasabi, que diable ! Encore un peu de corps ? Une petit lampée de Tamari (sauce soja puissante, qui a le mérite de ne pas contenir de blé, contrairement aux sauces soja ordinaires) et le tour est joué. Bien entendu, la mayo que vous ajouterez à l'ensemble sera maison ou ne sera pas !

Difficile, à présent, de choisir le récipient qui récoltera cette préparation devenue fine et savoureuse ; et ceci pour la simple et bonne raison que ce modeste céleri rave râpé désormais noble peut se servir tant en verrine ou sur une cuillère (pour une mise en bouche ou une bouchée fraîche et savoureuse) que dans une grande assiette creuse digne de ce nom pour un repas léger ou une entrée originale et à bon prix !

À vous de goûter !

dimanche, novembre 10

[Rond de carotte] "Ratatouille viande hachée"




Haut comme trois pommes de table petit calibre, épais comme un trognon bien rogné ; c'est à peu près de cette manière que l'on aurait pu décrire l'allure de ce petit garçon discrètement et nerveusement au monde, il y a de cela une bonne vingtaine d'années.

C'était le temps des horribles jeux de ballon, des effrayantes récréations et des réprimandes pour distraction, le tout baigné d'un parfum mêlé de Fristi aux fruits rouges (substance laiteuse rosâtre qui semble avoir fortement perdu de sa popularité ; vilipendez-moi si je me trompe) et de plasticine sèche ... Mais heureusement venait quotidiennement le temps de la trêve à heure fixe, précisément celle où l'agitation, sous forme de petits êtres sur pattes plus ou moins innocents mais remuants, se concentrait autour de minuscules boîtes multicolores hermétiques, desquelles étaient extraites quelques tartines de pain blanc compressées garnies d'un fromage neutre ou d'une autre garniture bien sucrée.

C'était là l'occasion rêvée de filer, de prendre la poudre d'escampette anglaise pour tailler la route... Car, à quelques mètres du boucan, se trouvait le motif, l'alibi, le sauveur, sous la forme d'une dame d'un certain âge (on lui donnait une petite soixantaine d'années) à l'accent germanique bien marqué. « On venait le chercher ».

L'heure passait vite, trop vite, et déjà la nervosité du retour dans l'arène se faisait sentir, à force d'anticipation tremblotante. Aussi, si le refuge n'était point paradis, il était toutefois l'écrin d'un temps mort, d'un repos inespéré. D'un point de vue sensoriel et avant tout olfactif, il est à noter que les odeurs susmentionnées, néfastes de par leur hégémonie et en raison de ce qu'elles symbolisaient, avaient fait place à quelque chose de plus primaire et de plus complexe à la fois. C'était salé, c'est certain. On y dénotait des arômes épicés, une note rôtie un peu grasse...

Et une assiette attendait sur la table. La chose fumante n'avait pas fière allure, c'est peu dire. Quelques morceaux de pomme de terre défaits, une poignée de fragments de viande hachée en monticule et un chouïa du liquide de cuisson, le tout déposé au centre d'une assiette creuse. Pas plus, pas moins. La consigne voulait alors que l'on écrasât les tendres tubercules dans le jus aromatique afin de ne rien perdre, mais on n'était pas tenu d'obtempérer. De même, le choix des armes était laissé à la libre appréciation du mangeur. On avait le festin libertaire, en quelque sorte.

Pas emblématique ni culturel pour un sou, ce plat. Ni tout à fait allemand, ni vraiment belge. Les produits étaient locaux, certes, mais aucune famille du voisinage ne pouvait réellement se targuer de servir une telle œuvre. L'emploi des Bintje et du boeuf haché dit « américain » (quand je vous disais qu'elle était batarde, cette recette !) suggérait le stoemp sans trop le faire exprès, tandis que la quantité substantielle de thym évoquait plutôt le Eintopf d'outre-Rhin.

Et on s'en moquait pas mal, en fin de compte, de la filiation nationale de l'assiette. La culture, à défaut d'être quelque chose que l'on suit, peut être, même aussi modestement, créée de toute pièce. Le petit garçon, qui entamait alors son repas, se contentait d'une délectation simple et sans manière, un instant un peu trivial rien qu'à lui au milieu d'une journée envahie de pensées et de sollicitations.

À l'heure actuelle, l'établissement arbitraire d'une liste d'ingrédients et d'un strict modus operandi pour ce plat unique se révélerait être une expérience bien fastidieuse, tant la personne à la base de cette recette, bien que toujours en vie, s'est perpétuellement contentée de se fier à son instinct et à ses réflexes mémoriels. L'explication d'aujourd'hui ne sera donc pas celle de demain. Mais qu'importe ? Ce qui devait être transmis l'a immanquablement été. Et le petit garçon que j'étais, du haut de ses quelques pommes supplémentaires, n'a plus qu'à se souvenir et à progresser papille à papille afin de revenir au Goût.

Enfin, j'en viens presque à déplorer d'inclure cet article dans cette catégorie de plats à bon prix (inclusion pourtant tout à fait justifiée), mais il est peu probable que je m'emploie régulièrement à servir un tel ton nostalgique, ce qui exclut, par conséquent, la création d'une énième rubrique idoine. Un peu de pudeur que diable ! Vous constaterez également qu'il n'est pas fait mention des étapes chronologiques utiles pour parvenir au résultat illustré ; et je ne m'en excuserai pas : une recette familiale peut certes être jalousée, mais en aucun cas ne sera-t-elle répliquée par un tiers, qui se ferait alors piètre usurpateur d'une habitude singulière qu'il n'a jamais vécue.

Et puis, qu'à cela ne tienne ? Mon intention, pour une fois, n'est pas de vous inviter à découvrir ce que vous pourriez manger, mais bien de vous inciter à replonger en vous-même afin de vous rappeler ces plats excentriques et inqualifiables aux noms un peu barbares dont on a parfois honte, mais qui ont le mérite inestimable de nous avoir appris à aimer manger.

À vous de goûter !

N.-B. Il ne fait nul doute que la laitue en arrière-plan de la photo n'est que pure hérésie par rapport à la mouture originale. Mais une volonté de transmission sur le plus long terme m'a fait me rappeler qu'il convenait aussi de veiller à sa petite santé.

jeudi, novembre 7

[Je tente donc je mange] Filet de saumon sauvage, stoemp acidulé au chou rouge et baies roses, fenouil poêlé à l'aneth



Il y a les hasards qu'on déplore, qu'on redoute, et puis il y a les coïncidences qu'on force. Si la présente préparation n'atteindra sans doute jamais la notoriété encyclopédique de l'illustre bourde des sœurs Tatin ni du mélange blanchâtre peu ragoûtant confectionné à l'autre bout de la ligne du Temps par quelque flemmard loufoque et désinvolte avec ce qu'il restait de farine, d'eau et de sel dans sa petite bicoque même pas équipée d'un four (!), je me permets néanmoins de la mentionner sur ce blog qui est le mien, car sa dégustation m'a semblé bien moins pire (et même bien plus agréable) que d'autres spécialités culinaires sorties de nulle part et pourtant devenues cultes.

Point d'exotisme, on reste dans le terroir sans fioritures. Au lieu du très commun et néanmoins délicieux chou rouge aux pommes que tout foyer qui se respecte se met à fomenter dès les premières brumes de l'heure d'hiver, pourquoi ne pas emprisonner toutes les belles saveurs dégagées et perdues au fond de la casserole dans une bonne purée des familles ?

Le modus operandi n'est pas bien décoiffant : un quartier de chou rouge débité en petits morceaux que l'on cuira à la casserole dans un peu de matière grasse ; après quelques minutes, on ajoutera un bon trait de vinaigre blanc ou de vinaigre de vin blanc (pour ceux qui aiment - moi j'aime ! - sinon du jus de citron devrait faire l'affaire). Quelques minutes plus tard, sel, poivre et, si le chou vous semble sec, une nouvelle petite dose de vinaigre ou d'eau (si l'acidité vous lasse) viendront peaufiner l'assaisonnement. Dès que le chou cède facilement sous la dent, le contenu de la casserole peut gagner les bras tendus de la belle purée maison bien chaude que vous aurez préparée tandis que votre chou chantonnait. À force d’œuf (comptons un par mangeur) de poivre noir moulu, de muscade râpée et d'un vigoureux mélange à la cuillère, on obtient un bel ensemble onctueux rose-mauve et hétérogène (comme tout bon stoemp qui se respecte) que l'on parsèmera volontiers de quelques baies roses concassées, tant pour l'œil que pour les papilles.

Pour un peu de fraîcheur, un morceau de fenouil débité en tranches fines sera poêlé rapidement à feu vif dans un filet d'huile d'olive neutre. Une pincée de fleur de sel, de l'aneth hachée, et c'est dressé. Qui dit stoemp dit ? Saucisse !... Andouille !... Toi-même ! Nous parlions création, alors osons : un petit filet de saumon sauvage poêlé sera l'allié inattendu idéal de ces végétaux déjà cuisinés et prêts à dresser.

Voilà une idée parmi d'autres si vous êtes de ceux qui, en ouvrant leur réfrigérateur, regardent avec une mine de plus en plus basse l'éternelle portion de chou coloré excédentaire que l'on ne souhaite plus mijoter des heures ni déguster cru. Rien de plus rien de moins.

À vous de goûter !

mardi, novembre 5

[Rond de carotte] Sardines à la tomate et au romarin sur polenta onctueuse à l'huile d'olive




La Grande quoi ?! Le Maréchal qui ?! C'est loin tout ça ! Près de cent ans, et pas toutes leurs dents... Elle viendra vite l'époque où notre progéniture 2.0 (précisément celle née une poignée d'années après MZ ; comprenez Mark Zuckerberg) ne distinguera plus de leur œil bouffi de dédain la triste et vorace guerre de tranchées de la bataille de Waterloo ; boarf, un conflit c'est un conflit, quoi ! À leur décharge, boucherie pour boucherie, si le devoir de mémoire ne poussait pas parfois à l'abolition d'une bonne once de connerie, il est évident que l'oubli du sang et des bombes se révélerait être la voie la plus évidente et la plus confortable.

Mais nous n'y sommes pas encore. Tandis que le dernier Poilu quitte le monde qui l'a vu naître et les champs de bataille où il tua jadis bien contractuellement son prochain, il nous laisse son barda, sa cantine, et, dans celle-ci, une ration comme on n'en fait plus... D'aucuns diront « tant mieux », tant les matériaux utilisés pour contenir les aliments transportés, en plus d'être dotés d'une robustesse à toute épreuve, pouvaient se targuer d'afficher une toxicité paroxystique devant laquelle nos frêles boyaux sophistiqués et lisses d'aujourd'hui déclareraient forfait et agonie.

Attachons-nous plutôt au contenu. Si pinard, bidoche et fromdu étaient sans conteste les piliers de la pitance à transbahuter, ils étaient bien souvent indissociables d'une denrée millénaire et indétrônable qui, en fin de compte, peut être considérée comme la moins nocive du lot. J'ai nommé : la bien huilée sardine.

Horizontal et docile, le filet de sardine continue de garder une place de choix parmi les nombreuses conserves de poisson, parfois trop exotiques pour être honnêtes. Mais attention : au naturel ou à l'huile, il nous faudra débourser quelques piécettes de moins pour espérer obtenir tout ce qu'il y a de meilleur et de plus omégatroisisé : les arêtes et la peau.

Et c'est à cet endroit précis que s'arrête l'action du Poilu, lequel, après avoir ouvert ladite boîte de conserve, ne dispose que d'un instant pour en engouffrer le contenu dans sa gueule (pas encore cassée) et pour en éponger l'huile résiduelle d'un quignon de pain rassis à point.

Soyons modernes certes, mais gardons la raison : bien qu'il s'agisse d'un produit respectable (n'oublions pas que le Sar dîne à l'huile), le petit poisson gras ne substituera jamais nos charmants saumons fumés tout roses et réguliers. En revanche, sa chair tendre et son goût neutre nous permettront de l'apprêter de bien des manières. Point de raffinement, mais du goût et du respect : une polenta classique à l'onctuosité optimisée par quelques traits d'huile d'olive extra-vierge, une sauce tomate au romarin dans laquelle auront été déposées les sardines découpées en tronçons cinq minutes avant de servir... Une pincée de fleur de sel, et voilà un plat que les soldats de cent ans n'ont pas pu connaître...

À vous de goûter !