Ce soir, au moins, n'abordons pas le sort inéluctable de nos bovidés préalablement électrocutés pour une mort plus douce, de nos grenouilles qui n'ont plus pied, de nos œufs à la coq dont leurs infortunés camarades fécondés, outre l'étape funeste de l'éclosion, ont vu leurs habitants provisoires, tout pimpants de nouveauté, aussitôt épointés ou broyés sans ménagement.
Non, ce soir, pas de discours moralisateur, ça n'est pas le genre de la maison. Restons calme, juste et gastronomiquement désinvolte. Cela faisait belle luette que la plume de votre humble serviteur (tout de couverts armé et d'appétit transi) tremblotait, au gré des fumets pluriels, à l'idée saugrenue de reprendre du (quatre, cinq, six ?) service(s).
Nous voilà arrivés au bout de l'automne et au bord des fêtes, soit pile au moment où nos enseignes commerciales tutélaires se donnent pour mission de nous abreuver de cadeaux impersonnels et quasi oubliés en ressortant, tout sourire dépoussiéré et guirlande la première, palettes et cartons de coffrets, intégrales et éditions spéciales, lesquels feront à coup sûr le bonheur de marraine Josette, qui, ô miracle, n'aurait jamais (hélas, non, jamais...) espéré recevoir l'intégrale ultime des opérettes de Tino Rossi, huitième édition, spéciale, limitée, numérotée, entourloup...
Mais balayons d'une paluche magistrale les kilos de saumon fumé, pour la confection desquels les usines sont, à l'heure qu'il est, vraisemblablement en train de décaper les murs des saloirs à grand coup de jet haute pression et d'affuter les lames de leurs trancheuses calibrées aux allures d'insectes mutants. Nous gagnerons uniquement la civilisation commerciale afin de glaner quelques produits bruts : un beau foie gras de canard cru (de préférence d'origine certifiée, avec, pourquoi pas, un petit Label Rouge), du cognac, du sel et du poivre.
Tout le temps théoriquement consacré au slalom entre les stands Promotion Spéciale (fromage frais Bourbide saveur Vive-le-vent, toasts Mous-de-la-mie en forme de renne à poils longs...) et les caddies propulsés aussi lourds (voire aussi chers) que des blindés légers sera mis à profit pour une préparation certes chronophage, mais difficilement ratable.
Rien de fondamentalement précis pour un produit décrit comme noble par nombre d'entre nous : une heure de trempette dans un mélange moitié eau moitié lait pour faire dégorger le foie, une heure pour chambrer et ramollir quelque peu les chairs, quelques dizaines de minutes à ôter le plus minutieusement possible veines et veinules, une quarantaine de minutes (pour environ 600 grammes) de cuisson au bain-marie à 120°, un refroidissement dans un bain d'eau froide et puis une mise au frais pendant deux jours. Ceci sans oublier de poivrer, de saler et d'arroser d'un trait de cognac les lobes du foie avant de le tasser dans la terrine et de le placer au four ; ni de placer des poids (pas trop lourds !) sur la feuille d'aluminium (placée par-dessus la terrine pour une cuisson à l'étouffée) surmonté d'un morceau de carton rigide de la taille de la terrine, afin que le produit fini bénéficie d'une allure bien homogène.
Avant de nous quitter, faisons les comptes : une trentaine d'euros le foie gras cru de 600 grammes + un prix dérisoire pour un demi verre de cognac, du sel (6 grammes par 500 grammes de foie) et quelques tours de moulin... Si l'on compare ce montant au prix moyen du foie gras de canard mi-cuit de qualité du commerce (entre 90 et 110 euros du kilo), beaucoup de sensations nous animent, hormis celle de nous être fait plumer...
À vous de goûter !