dimanche, novembre 10

[Rond de carotte] "Ratatouille viande hachée"




Haut comme trois pommes de table petit calibre, épais comme un trognon bien rogné ; c'est à peu près de cette manière que l'on aurait pu décrire l'allure de ce petit garçon discrètement et nerveusement au monde, il y a de cela une bonne vingtaine d'années.

C'était le temps des horribles jeux de ballon, des effrayantes récréations et des réprimandes pour distraction, le tout baigné d'un parfum mêlé de Fristi aux fruits rouges (substance laiteuse rosâtre qui semble avoir fortement perdu de sa popularité ; vilipendez-moi si je me trompe) et de plasticine sèche ... Mais heureusement venait quotidiennement le temps de la trêve à heure fixe, précisément celle où l'agitation, sous forme de petits êtres sur pattes plus ou moins innocents mais remuants, se concentrait autour de minuscules boîtes multicolores hermétiques, desquelles étaient extraites quelques tartines de pain blanc compressées garnies d'un fromage neutre ou d'une autre garniture bien sucrée.

C'était là l'occasion rêvée de filer, de prendre la poudre d'escampette anglaise pour tailler la route... Car, à quelques mètres du boucan, se trouvait le motif, l'alibi, le sauveur, sous la forme d'une dame d'un certain âge (on lui donnait une petite soixantaine d'années) à l'accent germanique bien marqué. « On venait le chercher ».

L'heure passait vite, trop vite, et déjà la nervosité du retour dans l'arène se faisait sentir, à force d'anticipation tremblotante. Aussi, si le refuge n'était point paradis, il était toutefois l'écrin d'un temps mort, d'un repos inespéré. D'un point de vue sensoriel et avant tout olfactif, il est à noter que les odeurs susmentionnées, néfastes de par leur hégémonie et en raison de ce qu'elles symbolisaient, avaient fait place à quelque chose de plus primaire et de plus complexe à la fois. C'était salé, c'est certain. On y dénotait des arômes épicés, une note rôtie un peu grasse...

Et une assiette attendait sur la table. La chose fumante n'avait pas fière allure, c'est peu dire. Quelques morceaux de pomme de terre défaits, une poignée de fragments de viande hachée en monticule et un chouïa du liquide de cuisson, le tout déposé au centre d'une assiette creuse. Pas plus, pas moins. La consigne voulait alors que l'on écrasât les tendres tubercules dans le jus aromatique afin de ne rien perdre, mais on n'était pas tenu d'obtempérer. De même, le choix des armes était laissé à la libre appréciation du mangeur. On avait le festin libertaire, en quelque sorte.

Pas emblématique ni culturel pour un sou, ce plat. Ni tout à fait allemand, ni vraiment belge. Les produits étaient locaux, certes, mais aucune famille du voisinage ne pouvait réellement se targuer de servir une telle œuvre. L'emploi des Bintje et du boeuf haché dit « américain » (quand je vous disais qu'elle était batarde, cette recette !) suggérait le stoemp sans trop le faire exprès, tandis que la quantité substantielle de thym évoquait plutôt le Eintopf d'outre-Rhin.

Et on s'en moquait pas mal, en fin de compte, de la filiation nationale de l'assiette. La culture, à défaut d'être quelque chose que l'on suit, peut être, même aussi modestement, créée de toute pièce. Le petit garçon, qui entamait alors son repas, se contentait d'une délectation simple et sans manière, un instant un peu trivial rien qu'à lui au milieu d'une journée envahie de pensées et de sollicitations.

À l'heure actuelle, l'établissement arbitraire d'une liste d'ingrédients et d'un strict modus operandi pour ce plat unique se révélerait être une expérience bien fastidieuse, tant la personne à la base de cette recette, bien que toujours en vie, s'est perpétuellement contentée de se fier à son instinct et à ses réflexes mémoriels. L'explication d'aujourd'hui ne sera donc pas celle de demain. Mais qu'importe ? Ce qui devait être transmis l'a immanquablement été. Et le petit garçon que j'étais, du haut de ses quelques pommes supplémentaires, n'a plus qu'à se souvenir et à progresser papille à papille afin de revenir au Goût.

Enfin, j'en viens presque à déplorer d'inclure cet article dans cette catégorie de plats à bon prix (inclusion pourtant tout à fait justifiée), mais il est peu probable que je m'emploie régulièrement à servir un tel ton nostalgique, ce qui exclut, par conséquent, la création d'une énième rubrique idoine. Un peu de pudeur que diable ! Vous constaterez également qu'il n'est pas fait mention des étapes chronologiques utiles pour parvenir au résultat illustré ; et je ne m'en excuserai pas : une recette familiale peut certes être jalousée, mais en aucun cas ne sera-t-elle répliquée par un tiers, qui se ferait alors piètre usurpateur d'une habitude singulière qu'il n'a jamais vécue.

Et puis, qu'à cela ne tienne ? Mon intention, pour une fois, n'est pas de vous inviter à découvrir ce que vous pourriez manger, mais bien de vous inciter à replonger en vous-même afin de vous rappeler ces plats excentriques et inqualifiables aux noms un peu barbares dont on a parfois honte, mais qui ont le mérite inestimable de nous avoir appris à aimer manger.

À vous de goûter !

N.-B. Il ne fait nul doute que la laitue en arrière-plan de la photo n'est que pure hérésie par rapport à la mouture originale. Mais une volonté de transmission sur le plus long terme m'a fait me rappeler qu'il convenait aussi de veiller à sa petite santé.

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